07/01/2007
Guy Freixe : Le Masque dans la pratique théâtrale occidentale : entre Protée et Psyché
Ces masques-là participent d’un jeu visuel qui intéresse les plasticiens par la dynamique des formes dans l’espace. Dans la lignée de Parade de Cocteau-Picasso, Miró par exemple a inventé des personnages-masques, proches de créatures oniriques, pour le spectacle Mori el Merma . Cette dimension du masque est présente en ce moment dans la danse contemporaine, qui y découvre un autre état du corps, appelant des mouvements renouvelés .
Ce jeu visuel apporté par le masque s’inscrit en fin de compte dans notre tradition carnavalesque. Le masque reste dans la seule dimension projective. Il ne participe pas de ce double mouvement de “dépossession“ et de “possession“ que demande cet autre type de masque, proche du masque rituel . Celui-ci trouve son origine dans l’animisme et la pratique magico-religieuse. La danse qui lui donne vie conduit à la possession car le masque est perçu dans ces cas-là comme un intercesseur, un capteur de forces qui brise les frontières et établit des liens. Ce masque demande d’ailleurs un autre type de sculpture. Selon Erhart Stiefel , il ne doit pas seulement proposer une forme, être « plein », mais il doit aussi accueillir une dimension nouvelle, celle du « mystère de la vie ». Et cette vie peut être source de connaissance. Le masque est alors dans la voie de Psyché. Il nourrit l’acteur et l’élève dans son jeu. C’est le masque que Peter Brook nomme « le portrait de l’âme », celui qui « reflète l’expérience intérieure » .
masque Ko-Omote du théâtre Nô japonais. masque du vieillard du Topeng balinais.
Ce masque de théâtre traditionnel, qui reste lié aux pratiques rituelles, envoie un double message : il propose une représentation humaine qui déclenche l’imagination du spectateur, mais il agit aussi en profondeur sur l’acteur, en le mettant en contact avec des forces bénéfiques ou maléfiques. Ce masque agit à la fois par force centrifuge et centripète, alliant la dimension projective et introspective. Évidemment, l’acteur doit savoir se mettre dans la disposition d’esprit pour pouvoir entrer en rapport avec ce que propose ce type de masque. Il doit savoir se préparer à cette écoute. Mais pour le comédien qui engage sa sensibilité dans le jeu, certains masques permettent mieux que d’autres ce va-et-vient extraordinaire entre ce qui existe au plus profond de l’acteur, au plus ignoré, et sa projection maximale dans le jeu, dans cette mise en forme corporelle et vocale que semble demander le masque lui-même. Le masque fonctionne alors comme une chambre d’écho parfaitement accordée. Mais pour cela, évidemment, la préparation de l’acteur est nécessaire. Brook insiste sur le fait d’apprendre à « être prêt ». Et Mnouchkine, bien que d’une autre manière, recherche également cette mise en condition préalable au jeu.
Même si le masque n’a pas tenu toutes ses promesses, et qu’il paraît difficile d’adapter dans notre dramaturgie privilégiant l’écrit les grands masques traditionnels du théâtre oriental, il ressort de notre exploration des esthétiques théâtrales du XXe siècle, que deux types de masque restent comme des acquis. Le premier est celui, retrouvé, de la Commedia dell’arte : il est animé d’une force projective, fortement tourné vers l’extériorisation, mais il peut aussi, comme Mnouchkine l’a montré, aller éveiller chez l’acteur une sensibilité et un imaginaire très profond. Arlequin est son meilleur représentant. Et de l’autre côté, il y a ce masque qui a traversé tout le siècle, et qui fait appel à une expérience intérieure développant la conscience de soi : ce masque qui s’est appelé “noble“ (Copeau), “impersonnel“ (Dullin), “sublime“ (Decroux), “pur“ (Sartori), “définitif“ (Strehler), et que l’on retient à présent par l’adjectif que lui a trouvé Lecoq, “neutre“. C’est le masque de l’exercice, celui qui cherche à mettre en contact le comédien avec l’homme débarrassé de ses masques. Il délivre de l’apparence pour communiquer avec le moi profond. Il agit, au fond, d’une manière similaire à la réminiscence proustienne qui délivre une âme perdue :
« Je trouve très raisonnable, écrit Marcel Proust, la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous ».
Protée donne au masque l’attrait de l’imprévu, et l’originalité des formes. Il est la glorification du paraître.
Psyché accorde au masque la qualité du regard intérieur qui donne accès, par-delà la personne de l’acteur, à l’universalité de l’homme. Il est l’instrument d’une quête intérieure.
Le masque, comme le théâtre, joue des pouvoirs de Protée et de Psyché. Cette tension lui est nécessaire. Du masque de farces et attrapes au masque sacré du théâtre Nô, il y a toute l’étendue du chemin particulier qu’est le théâtre, dont la visée est de rendre compte des expériences humaines les plus éloignées.
© Guy Freixe
19:20 Publié dans Mes ami(e)s, mes invité(e)s | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
C'est avec bcp d'émotion que j'ai lu cet article sur le masque au Théâtre...retour quelques années en arrière, des mots des idées échangées...tant de partages qui aujourd'hui ont fait la femme que je suis aujourd'hui. Merci.
Écrit par : Marion | 09/01/2007
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