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07/01/2007

Guy Freixe : Le Masque dans la pratique théâtrale occidentale : entre Protée et Psyché

medium_guyfreixe3.jpg( Je ne vais pas y aller par quatre chemins pour dire que c'est avec un très grand plaisir que j'accueille mon frère dans ce lieu de partage. Après avoir été comédien au Théâtre du soleil- cycle Shakespeare et L'histoire inachevée de Norodom Sihanouk) , il fondera la compagnie qu'il dirige toujours aujourd'hui Le théâtre du frêne - Pour en savoir plus sur son parcours et le passé et les projets de sa compagnie voir notre lien - Il enseigne aujourd'hui dans la section Théâtre de l'université d'Amiens.)
 
 
 
 
Le masque peut jouer de sa capacité de métamorphose, qui le projette de forme en forme à la manière du dieu grec Protée  , mais aussi d’une force inverse, menant vers l’intériorité, et qui le rapproche de Psyché, dont le nom, en grec, signifie l’âme  . L’Occident, marqué par les fondements de sa culture chrétienne, dans laquelle le masque n’est qu’un leurre, a privilégié au théâtre cette voie de Protée : le masque ne cherche pas alors à donner accès à une connaissance, il est tout entier dans le choc visuel et dans la projection d’image. Il doit surprendre, dérouter, étonner. Ce masque-là ne vient pas agir sur le porteur. L’acteur le revêt simplement pour impressionner les spectateurs. L’effet seul est recherché. Ce type de masque est souvent utilisé pour représenter ce qui est hors de la sphère humaine : les esprits démoniaques ou les animaux, comme Bob Wilson l’a fait dernièrement dans sa mise en scène des Fables de La Fontaine. Il peut aussi proposer des images merveilleuses, poétiques, qui s’inscrivent dans notre tradition du baroque, comme par exemple un visage dédoublé, ou surdimensionné, ou démultiplié à la manière de ces jeux de société dont nous parle Saint-Simon dans ses Mémoires  . Protée invente sans cesse de nouvelles formes !


Ces masques-là participent d’un jeu visuel qui intéresse les plasticiens par la dynamique des formes dans l’espace. Dans la lignée de Parade de Cocteau-Picasso, Miró par exemple a inventé des personnages-masques, proches de créatures oniriques, pour le spectacle Mori el Merma   . Cette dimension du masque est présente en ce moment dans la danse contemporaine, qui y découvre un autre état du corps, appelant des mouvements renouvelés  .

Ce jeu visuel apporté par le masque s’inscrit en fin de compte dans notre tradition carnavalesque. Le masque reste dans la seule dimension projective. Il ne participe pas de ce double mouvement de “dépossession“ et de “possession“ que demande cet autre type de masque, proche du masque rituel . Celui-ci trouve son origine dans l’animisme et la pratique magico-religieuse. La danse qui lui donne vie conduit à la possession car le masque est perçu dans ces cas-là comme un intercesseur, un capteur de forces qui brise les frontières et établit des liens. Ce masque demande d’ailleurs un autre type de sculpture. Selon Erhart Stiefel  , il ne doit pas seulement proposer une forme, être « plein », mais il doit aussi accueillir une dimension nouvelle, celle du « mystère de la vie ». Et cette vie peut être source de connaissance. Le masque est alors dans la voie de Psyché. Il nourrit l’acteur et l’élève dans son jeu. C’est le masque que Peter Brook nomme « le portrait de l’âme », celui qui « reflète l’expérience intérieure »  .

     medium_Image_du_vieux.jpgmedium_Masque_1.jpg
 

 

 

 

 

 

 

 

masque Ko-Omote du théâtre Nô japonais.                                                             masque du vieillard du Topeng balinais.

 

Ce masque de théâtre traditionnel, qui reste lié aux pratiques rituelles, envoie un double message : il propose une représentation humaine qui déclenche l’imagination du spectateur, mais il agit aussi en profondeur sur l’acteur, en le mettant en contact avec des forces bénéfiques ou maléfiques. Ce masque agit à la fois par force centrifuge et centripète, alliant la dimension projective et introspective. Évidemment, l’acteur doit savoir se mettre dans la disposition d’esprit pour pouvoir entrer en rapport avec ce que propose ce type de masque. Il doit savoir se préparer à cette écoute. Mais pour le comédien qui engage sa sensibilité dans le jeu, certains masques permettent mieux que d’autres ce va-et-vient extraordinaire entre ce qui existe au plus profond de l’acteur, au plus ignoré, et sa projection maximale dans le jeu, dans cette mise en forme corporelle et vocale que semble demander le masque lui-même. Le masque fonctionne alors comme une chambre d’écho parfaitement accordée. Mais pour cela, évidemment, la préparation de l’acteur est nécessaire. Brook insiste sur le fait d’apprendre à « être prêt ». Et Mnouchkine, bien que d’une autre manière, recherche également cette mise en condition préalable au jeu.

Même si le masque n’a pas tenu toutes ses promesses, et qu’il paraît difficile d’adapter dans notre dramaturgie privilégiant l’écrit les grands masques traditionnels du théâtre oriental, il ressort de notre exploration des esthétiques théâtrales du XXe siècle, que deux types de masque restent comme des acquis. Le premier est celui, retrouvé, de la Commedia dell’arte : il est animé d’une force projective, fortement tourné vers l’extériorisation, mais il peut aussi, comme Mnouchkine l’a montré, aller éveiller chez l’acteur une sensibilité et un imaginaire très profond. Arlequin est son meilleur représentant. Et de l’autre côté, il y a ce masque qui a traversé tout le siècle, et qui fait appel à une expérience intérieure développant la conscience de soi : ce masque qui s’est appelé “noble“ (Copeau), “impersonnel“ (Dullin), “sublime“ (Decroux), “pur“ (Sartori), “définitif“ (Strehler), et que l’on retient à présent par l’adjectif que lui a trouvé Lecoq, “neutre“. C’est le masque de l’exercice, celui qui cherche à mettre en contact le comédien avec l’homme débarrassé de ses masques. Il délivre de l’apparence pour communiquer avec le moi profond. Il agit, au fond, d’une manière similaire à la réminiscence proustienne qui délivre une âme perdue :

« Je trouve très raisonnable, écrit Marcel Proust, la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous   ».

Protée donne au masque l’attrait de l’imprévu, et l’originalité des formes. Il est la glorification du paraître.
Psyché accorde au masque la qualité du regard intérieur qui donne accès, par-delà la personne de l’acteur, à l’universalité de l’homme. Il est l’instrument d’une quête intérieure.

Le masque, comme le théâtre, joue des pouvoirs de Protée et de Psyché. Cette tension lui est nécessaire. Du masque de farces et attrapes au masque sacré du théâtre Nô, il y a toute l’étendue du chemin particulier qu’est le théâtre, dont la visée est de rendre compte des expériences humaines les plus éloignées.

   © Guy Freixe

Commentaires

C'est avec bcp d'émotion que j'ai lu cet article sur le masque au Théâtre...retour quelques années en arrière, des mots des idées échangées...tant de partages qui aujourd'hui ont fait la femme que je suis aujourd'hui. Merci.

Écrit par : Marion | 09/01/2007

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